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D’Amerika rapports de classe à Rosetta Sortie du naturalisme et subjectivation du réel

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De Straub et Huillet aux frères Dardenne, il existe un cinéma social dont la filiation (de Pasolini, Bresson, Godard à Costa ou à Klotz) pose la question de la capacité de résistance des images face aux attendus de la représentation. Ce cinéma désamorce l’idée d’une esthétique naturaliste qui serait plus à même de rendre compte du réel. Parallèlement, le décentrement progressif des conflits de la communauté (tout d’abord ceux du mythe puis des mœurs des sociétés modernes) vers la solitude de l’individu en proie à l’angoisse et à l’anomie laisse la subjectivité à la porte du social, nous rappelant que le social, précisément, ne va pas de soi.

À la mémoire de Rainer Rochlitz

Nuls mieux que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, à l’instar de Bresson et Pasolini, n’ont su planter l’arrière-plan social d’un cinéma offrant une vision du réel en termes de rapports de classe, tout en rejetant radicalement le naturalisme qui traditionnellement lui était assigné. Ré-interrogeant le mythe comme l’élément clé de toute civilisation, ils vont progressivement faire basculer le destin collectif et « l’aventure mythologique qui concrétise une tragédie qui est de tous les temps », et c’est l’adaptation de De la nuée à la résistance d’après les « Dialogues avec Leuco » de Pavese, dans une représentation « théâtrale, onirique et surréaliste » de l’individu aux prises avec sa condition. Et c’est Amerika, rapports de classe, d’après l’Amérique de Franz Kafka, et son esquisse de « quelques rapports de classe(s) – ubuesques. – imaginés par Franz Kafka ».

Une nouvelle figure surgit sur fond des formes actuelles extrêmes de la domination de classe. l’« exclu », paria des temps modernes. Déjà entrevue avec une grande lucidité par Hannah Arendt comme une préfiguration de tyrannies plus grandes à venir, elle va désormais s’imposer comme horizon indépassé et paysage durable de la mythologie moderne des rapports sociaux de classe. Substituant au récit épique une esthétique du fragment, elle ne fait pour autant éclater ni l’unité du mythe, ni sa charge significative. Pavese, juste avant son suicide, laisse en guise de testament ces mots. « Avant d’être fable, aventure merveilleuse, le mythe fut une simple norme, un comportement significatif, un rite qui sanctifia la réalité ».

« Karl devient le vagabond indésirable qui, en dépit ou à cause de sa bonne volonté, de son sens de la justice et de son honnêteté, est maltraité, exploité, chassé de partout. », écrivent Straub et Huillet dans leur synopsis. Par trois fois exclu de la communauté sociale, il finira par trouver une place et un camarade dans le grand théâtre d’Oklahoma qui « emploie tout le monde et met chacun à sa place », en se faisant embaucher sous le nom de Négro.

Dans ces métamorphoses successives du rejet à l’adaptation, Karl devient l’emblème de l’Amérique. Dans le travail préparatoire à son livre, Kafka lit les reportages d’un journaliste munichois rédigés à la suite d’un voyage en Amérique du nord. Ceux-ci sont violemment hostiles à l’Amérique. Illustrés de photos, ils dénoncent « les difficultés de l’immigration, les tracasseries administratives, les ghettos New-Yorkais, la situation des juifs, le lynchage des noirs, les conditions de travail, les enfants dans les mines et les manufactures, la mendicité, etc. Malgré tout, le livre abonde en inexactitudes diverses. Mais le propos de Kafka n’est pas vraiment de l’ordre du réaliste. Ce n’est sûrement pas par hasard si son roman s’ouvre sur une grossière erreur de description. la statue de la liberté que découvre le jeune Karl Rossmann brandit là une épée de lumière à la place du flambeau que nous lui connaissons. Son Amérique relève bien évidemment du mythe ».

Cette symbolique de l’errance organisée autour de la figure du paria, du vagabond ou du SDF, et qui subvertit l’arrière-plan social des bas-fonds, constitue la trame d’un courant radicalisé du cinéma social contemporain dédié aux pauvres et aux laissés pour compte. Elle concerne des cinéastes très différents tels qu’Agnès Varda. Sans toit ni loi. Nicolas Klotz. Paria ou Kaurismaki. L’homme sans passé ou, sur la trace directe des Straub et de façon ultra radicalisée, Pedro Costa. Dans la chambre de Vanda. Le premier film du tout jeune cinéaste mexicain Carlos Reygadas Japo’n. qui dans un lyrisme époustouflant mêle étroitement quête existentielle et critique de l’exploitation, s’inscrit immédiatement dans cette tradition.

La dramaturgie des pauvres existe également sous le regard des émules du cinéma-vérité. Mike Leigh (Grande Bretagne), Alison Anders, Amos Kolek (États-Unis), Laetitia Masson, Éric Zonka (France)… et de son prestigieux fondateur. Ken Loach, ainsi que de nombreux documentaristes.

Réalistes ou au contraire résolument anti-naturalistes, tous ont en commun une tentative de captation du réel autour des résidus incompressibles de l’exploitation et des sursauts ultimes de l’individu aux prises avec son désir d’affranchissement et de liberté. Au risque d’un basculement vers le néant, la teneur critique de ce propos se radicalise à l’extrême chez les frères Dardenne. Sur fond d’une extrême violence des rapports sociaux, et de leur dégradation continue faisant culminer l’exploitation avec la domination, la stigmatisation de la solitude de l’individu et le désespoir hypothèquent si lourdement toute perspective d’une issue collective que le diagnostic finit par miner la vision sociale et par la pulvériser. Sur le champ de mines des affrontements sociaux ne subsistent plus alors que des rapports de prédation entre les individus quasiment de l’ordre de la nature. Cette tendance se retrouve également illustrée par le courant Dogme et son vœu de réduction et de chasteté cinématographique. tournage en numérique, caméra à l’épaule subjective et ultra intimiste, personnages vus de dos, absence de décors, etc.

La tension entre réalité et intimité du soi tend à s’imposer comme un nouveau langage de la chose sociale au cinéma, vue sous l’angle de la non-réconciliation absolue entre individu et société, et le regard subjectif porté par l’individu sur le monde, tout comme la fragmentation esthétique participent à la création d’un cinéma social comme déconstruction du social. Dogme, les frères Dardenne, etc. L’éclatement des grands mythes fondateurs qui garantissaient l’unité et l’universalité de la représentation sociale en a-t-il fait disparaître les valeurs pour autant. Ces valeurs liées à l’histoire des expériences de l’humanité dans son ensemble n’ont-elles pas plutôt été déplacées vers une dramaturgie des conflits de la vie quotidienne dont les ressorts tragiques puisent dans l’extrême singularité des expériences relatées. Si Straub et Huillet interrogent, en les subvertissant, les mythes fondateurs comme matrice des crimes mais aussi des grands rêves de l’humanité, d’autres cinéastes contemporains, attentifs aux flux collectifs, continuent d’en explorer les promesses mais aussi les faillites irréversibles. Costa, Klotz, Kaurismaki et, de façon détournée, les frères Dardenne.

Parallèlement, le déferlement de cette vague du réel diversifie les courants, enregistrant néanmoins au passage, pour certains d’entre eux, un retour en force du naturalisme le plus cru. C’est partiellement le cas de Dogme mais aussi et au-delà de bien d’autres moins réussis. Rendue plus agressive encore par la mise en scène de la subjectivité, cette tendance ne procède-t-elle pas, au bout du compte, d’une tentative désespérée de pacification puis de neutralisation des conflits sociaux vécus comme insupportables par l’individu ?

• Une tension entre réalité et intimité du soi. De La Promesse à Rosetta et au Fils des frères Dardenne.

La figure de paria qu’incarne Rosetta est celle de la rebelle. Son refus de se soumettre à un ordre social qui l’exclut et son déni farouche du non-droit et de la tyrannie des « sans ». sans domicile, sans travail, sans famille, va prendre la forme d’un conflit personnel. Repoussant l’horreur de la condition d’animal qui est mise en scène, la violence de Rosetta subvertit le cadre socialement acceptable de l’identification aux victimes et déplace la revendication sociale de statut, d’objet ou d’identité, vers la demande politique d’une reconnaissance de l’individu comme sujet désirant. Si, sur les ruines de la vie de Rosetta livrée à une solitude complète et stigmatisée par la condition sociale qui l’emprisonne, (une mère alcoolique et prostituée, le campement dans une roulotte sur un terrain vague, la lutte à mort pour la survie économique, l’affolement de devoir s’en sortir à tout prix, la trahison, la violence et la haine) s’amoncèlent les désillusions, la parabole du Fils. en revanche, ouvre la voie à une version sécularisée de la rédemption. Tout comme si le naturalisme s’assortissait du mythe pour rendre à la fiction la possibilité de dessiner une issue. Dans la vision des chemins de la libération de l’individu, le statut des faits a repris une place au sein de l’imaginaire et la singularité la plus déréalisante, voire l’invraisemblance propre à l’origine de tout récit, accomplissent ce miracle. « Il existe, écrit Thomas Sotinel, une proximité entre le dogme chrétien de l’incarnation et le processus cinématographique… Loin des déclarations d’intention ou des illustrations pieuses, c’est dans la réalisation des gestes, des actes, dans la constance du corps, que chrétiens, juifs ou bouddhistes, musulmans, animistes ou athées se sont approchés d’une transcendance qui est assurément celle de l’art, éventuellement celle de la religion. […] Comme toutes les paraboles, la conclusion du Fils est très simple… Le pardon est plus fort que la vengeance. Mais cette vue de l’esprit devient une vue des yeux par la mise en scène des frères Dardenne [1] [1] Le Monde, 23 octobre 2002, « Au nom du père, et du. ».

Si Rosetta portait la rébellion et la haine tout comme le désir de reconnaissance au rang d’un conflit social calqué sur les lois de la domination dans la nature, au point de dissolution du jugement, la fable du Fils réintroduit au contraire une tension entre intimité du soi et réalité objective, immédiateté et transcendance. S’inscrivant en faux vis-à-vis du naturalisme, elle restaure, dans la filiation du cinéma des Straub, Bresson, Pasolini, l’image du corps au centre de toutes les traditions symboliques. Dans la mise en scène du verbe-chair à l’œuvre dans Le Fils. c’est le corps lui-même qui est à l’origine de la séparation et du sens. L’ascension vers les valeurs remonte à la lettre la piste des multiples réincarnations de ce corps laissé vacant par le meurtre initial, dans la trame du récit, du fils biologique du père. De Straub et Huillet aux frères Dardenne, le principe d’universalité cède progressivement le pas à celui d’exemplarité dans la compréhension des rapports sociaux sans que le mythe disparaisse pour autant de la narration. Cette exemplarité n’est donc pas de l’ordre de l’exception. Bien au contraire, elle inscrit sa propre marque au sein de l’iconographie de l’époque qu’elle éclaire et fracture du seuil de ce que Thomas Sotinel appelle les « moments vrais de l’expérience humaine [2] [2] Ibid. ».

« Tout revient au mythe, déclare Jean-Marie Straub dans le film que vient de consacrer au cinéma des Straub Pedro Costa. Où gît votre sourire enfoui ? Tout part de là, de l’histoire non-écrite. Le reste, les luttes, tout ça, ça vient après. C’est de l’histoire écrite ». Tout en collant au point de vue du sujet de l’histoire, désormais héros et déchet, quasiment témoin de sa propre chute, la caméra traque le moindre signe distinctif de l’identité de l’individu, non seulement comme stigmate et dette de sa différence, c’est-à-dire comme destin, mais aussi comme chiffre de l’universalité du langage cinématographique. C’est bien sûr le cas de Rosetta au premier plan d’une scène sociale éclatée mais c’est aussi très exactement celui des métamorphoses du Fils. Depuis La Promesse où le personnage d’Olivier Gourmet pouvait être à la fois un crapuleux trafiquant de main d’œuvre immigrée et un père aimant, incarnant derrière l’opposition entre individu et société la dualité de l’existence, la rédemption laïcisée du Fils accomplit sous n os yeux, comme une ultime quadrature du cercle, le dernier tour de piste de la conscience. Entre les deux films, la lutte à mort pour la survie de Rosetta rompt définitivement avec toute idée d’une morale sociale. Dans ce passage forcé de la conscience collective à la conscience individuelle par la voie la plus étroite de la rédemption qui nous amène de La Promesse à Rosetta puis au Fils. n’assiste-t-on pas à un changement du terrain classique de la domination sociale au profit d’une vision plus anomique et anarchiste de ses mécanismes. C’est alors le parti pris de la caméra, traquant la fuite des corps, les pistant de dos, les dévoilant en partie, qui devient signifiant. Mouvement et discontinuité vont constituer les paradigmes susceptibles de déplacer les normes et d’interroger les valeurs collectives à partir du surgissement de la subjectivité et de l’irrationnel.

Ce cinéma de dénonciation de l’horreur de la condition sociale, qui reste toujours éminemment politique, enregistrerait alors un glissement d’une vision en termes de rapports de classe vers une anthropologie négative reposant sur une vision irréductiblement pessimiste de l’homme scellée par un relatif fatalisme. En ce sens, la révolte de l’individu isolé se brise sur l’écueil de l’individu comme horizon ultime et comme reste mais aussi comme seuil unique de la libération, enregistrant au passage l’échec des luttes collectives. C’est tout l’enjeu d’une mise en scène de la coercition et des affrontements sociaux sur le mode du défi et de la prédation au cœur d’une fiction prolixe en figures archétypiques et en mythes. C’est aussi le point à partir duquel la recherche d’une forme cinématographique singulière détourne les codes du naturalisme vers un renouveau de la parole politique au cinéma. En les dénaturalisant et en bouleversant les principes mêmes d’une communauté, en interrogeant ses attendus, ce cinéma social contemporain dit, en même temps qu’il le montre et le déconstruit, que le social, c’est précisément ce qui ne va pas de soi. Là où la narration des destins individuels se fondait dans le décor de la fresque sociale qu’elle contribuait ainsi à édifier, le décor contemporain s’effrite en silence tandis que des voix se lèvent, entre fiction, documentaire, témoignage et journal intime, pour inscrire les rapports de classe au sein même du processus de fabrication des images.

• Le cas de Nicolas Klotz. l’imaginaire des exclus

C’est de cet horizon qu’émerge le cinéma de Nicolas klotz qui détourne le naturalisme et réhabilite, entre fiction et documentaire, l’impressionnisme des faits. « Le comble de la relégation des pauvres, dit-il, est leur exclusion de l’imaginaire de la fiction et leur assignation au documentaire ». Paria met en scène un moment de la vie d’un adolescent brusquement confronté à la rue et mêle étroitement comédiens professionnels et sans-abri autour d’un récit de fiction. On est à Paris, le 31 décembre 1999. Deux jeunes gens, qui se sont croisés quelques heures plus tôt, se retrouvent à la suite d’une altercation happés par le bus de ramassage des sans-abri de la RATP et conduits au Chapsa de Nanterre. Victor, le personnage principal, l’un des deux, est confronté pour la première fois à l’univers des laissés pour compte tandis que la narration, remontant la chronologie, tisse à rebours la trame des faits qui l’ont conduit à cette situation. Paria porte donc la marque d’un double témoignage. celui, réel, des sans abri et celui, symbolique, du personnage principal qui prêtre ses yeux pour éclairer, du seuil même de la présence incongrue des sans-abri au cœur d’une fiction, la souffrance invraisemblable, quasi hallucinée, de leur quotidien. La fiction marque à cet endroit un écart avec ses propres conventions pour sortir le récit de l’errance hors des cadres du naturalisme qui le banalisait et rendait la souffrance anodine.

La prise de conscience qui s’opère en Victor après cette nuit passée au Chapsa est de l’ordre de la révélation. Son regard illuminé porte l’empreinte d’une connaissance intime non partagée. La véritable naissance de Victor s’accomplit sous n os yeux comme ce moment d’un savoir extorqué que la caméra seule peut offrir en partage au spectateur qui lui aussi a vu. « On fait tout pour éviter aux pauvres d’avoir une existence romanesque à l’écran, dit Nicolas Klotz. Avec la fiction, la distance objective du documentaire vacille. C’est l’entre-nous qui surgit avec la fiction, la subjectivité. L’imaginaire des exclus. exclus des centre ville, des salles de cinéma, de la visibilité, est interdit à la société tout comme l’identification aux pauvres. La fiction dérange cet ordre. Le documentaire maintient vis-à-vis de la pauvreté la distance physiquement correcte de non rencontre sociale. C’est cet interdit d’un entre nous avec les pauvres que bouleverse et transgresse la fiction [3] [3] Extrait de son discours prononcé au Forum des Images. ».

Le choc de cette rencontre entre fiction et documentaire se condensera dans le récit du pied gangrené de Blaise, l’un des sans-abri, comme ce qui limite à la fois l’expérience de la souffrance et son exposition au cœur d’un dispositif relié à l’imaginaire du corps. À l’image du pied manquant, c’est peut-être à partir de ce signifiant d’une exclusion impossible à dire et à représenter que le paria questionne la société dans son ordre et dans son humanité. « Paria fait référence aux intouchables, dit encore Nicolas Klotz, aux êtres que l’on ne peut pas toucher, même du regard ».

À l’inverse du documentaire, la fiction agit comme le voyage des sans-abri dans l’espace des figures et des symboles et dans la chronologie puisque le récit se déroule à rebours sur une durée de trente-six heures. Il commence au présent avec l’actualité du documentaire pour déboucher sur le passé avec la fiction. Il s’agit d’un récit de la mémoire dont la vérité n’est pas, selon Nicolas Klotz, informative mais narrative et subjective. Et c’est cette tension entre l’intériorité et l’extrême distance cinématographique qui donne au récit corps et temporalité. « Et non pas une résonance éthique, précise-t-il. Les questions éthiques sont dans la vie. Pas au cinéma ». Le cinéma ne justifie pas la vie.

Tout le mouvement du film sera une déportation, d’un lieu à un autre, d’un personnage à un autre, d’un genre à un autre, d’un temps à un autre, comme s’il résistait constamment à la tentation de trahir l’humain en restaurant, sur les figures résiduelles du paria et la discontinuité narrative, une identité positive de l’exclu. Or, on ne rachète pas la misère. En revanche, l’extrême mobilité de la caméra et le mouvement perpétuel reprennent l’idée d’une marche, de « quelque chose dans le corps et dans le désir qui fait que l’on ne cesse de mettre un pas devant l’autre et qui fait marche collective ». Si la figure du paria est aussi celle du rebelle, c’est précisément parce que celui-ci déplace en permanence la position et le rôle de l’exclu dans la société, faisant de la demande excentrée de sa reconnaissance comme sujet libre et désirant le cœur du politique. Elle revêt aujourd’hui un caractère d’urgence.

L’impression de cette demande excentrée et les surgissements les plus inattendus de ce désir d’« être social » constituent sans aucun doute, du seuil même de la diversité de ses formes narratives, le point d’orgue du cinéma social contemporain.

Une persistance de la tendance lourde au naturalisme, le plus souvent réduit à l’obsession moderne pour les déprédations (les films récents de Catherine Breillat ou, plus ostentatoire encore, l’Irréversible de Gaspard Noé), risquerait toutefois de clore la forme esthétique sur l’effet de choc des images et de les figer dans un discours à la portée critique contestable. Elle les exposerait alors, sous couvert d’une objectivation des faits les plus féroces et inacceptables, à la banalisation de l’horreur. En rétrécissant puis en fermant les accès à l’imaginaire social, elle anéantirait cette partition des rêves collectifs que le septième art, comme forme populaire, a toujours incarnée. S’il existe une vérité du cinéma social, c’est bien dans cet imaginaire des oubliés et des pauvres, et dans la transmission de leurs récits, et non dans la description neutre de leurs évictions respectives. Jabès le disait, la vérité se raconte. Redoublant le pacte de l’engagement cinématographique, Jean-Marie Straub l’exprime ainsi. « La forme naît de la lutte du cinéaste avec la matière. Le reste en découle. Hors de cette lutte, rien n’est possible ». Dans la narration de l’écart entre les choses, les images et les mots, dans le léger décalage de la réalité, réside tout le pouvoir critique du cinéma, ce qui en fait la force subversive. C’est aussi depuis Godard, Bresson, Pasolini et les Straub ce qui en fait la texture sociale, inséparable de l’invention des images comme acte de résistance. •

Le Monde. 23 octobre 2002, « Au nom du père, et du film ».

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